Construite dès ses premières années de luttes syndicales et politiques, la tradition de paix instaurée par le président Félix Houphouët-Boigny s’est renforcée au fil du temps par l’unité, la confiance et le soutien de ses très chers compatriotes à qui il demandait, en novembre 1960, un titre. « Le plus envié, disait-il, le plus accablant aussi qui soit qu’il est permis à un être humain de solliciter, c’est celui de Messager de la paix et je sais que vous m’aiderez à honorer ce titre pour le plus grand bien de notre jeune Etat de Côte d’Ivoire et de l’Afrique. »
Que reste-t-il et que faisons-nous du Message, un quart de siècle après la disparition de celui qui voulait aussi se présenter au Créateur plutôt assassiné qu’assassin et pour qui « le respect scrupuleux de la vie laisse espérer un monde sans guerre, sans violence et sans terrorisme, un monde de vraie paix et de solidarité réelle » ? Il reste d’actualité et peut aider à démêler l’écheveau actuel et faciliter l’unité des Ivoiriens à laquelle il a toujours tenu et œuvré.
« La paix, bien suprême dont trop d’êtres humains sont à ce jour privés, disait-il, demeure la condition première de l’évolution harmonieuse de la Terre des Hommes. Pour la sauvegarder ou l’affirmer, la Côte d’Ivoire se trouvera toujours au premier rang des pays de bonne volonté ». Il savait, pour le dire, compter sur les Ivoiriens qui croient en la paix au point d’en avoir fait, rappelait-t-il, une seconde religion. Pour pacifiques que sont et encore nombreux qu’en restent les fidèles, on observe aujourd’hui une forte corrosion des valeurs qui fondent leur croyance, leur solidarité et leur union. En sont causes leurs dissensions, les clichés charriés et entretenus par la guerre, les ingérences extérieures et autres facteurs de dilution sociale comme la violence et la haine, l’égoïsme, le mensonge et la méchanceté pour ne citer que ceux-là parmi tant de vilains sentiments dont il faut, pour la paix, œuvrer à se départir.
Restés longtemps persuadés que la guerre était étrangère à leur pays, les Ivoiriens étaient loin de s’imaginer qu’elle leur serait de surcroit portée par des frères et frapperait aussi cruellement de paisibles populations. Une situation douloureuse et psychologiquement éprouvante qui les amène, dans leur désir de retrouver leur quiétude et la paix, à se saisir de toutes les opportunités. Celle vécue en ce mois béni de décembre 2015 en est et des plus significatives. Un moment de grande ferveur en effet avec l’Ouverture de la Porte Sainte de la Miséricorde, et des coïncidences heureuses et inédites comme la Commémoration de la naissance de Jésus Christ, le Messie pour les Catholiques et la Célébration du Maouloud, la naissance du Prophète de l’Islam, Mahomet.
De portée universelle, ces évènements qui touchent des milliards d’êtres humains, sont apparus comme des signes et des témoignages de pardon, de vie, de joie, de grande espérance et d’accomplissement. Ils n’ont pas laissé les Ivoiriens insensibles qui y ont vu, au-delà d’un Message de paix, une forte interpellation à la réaliser dans leur pays. Ils y ont fortement cru comme l’autorisaient et le laissaient espérer l’élection présidentielle de 2015 sans heurts majeurs ainsi que les commissions de réconciliation Banny et Ahouana dont ils espéraient une sortie définitive de la crise après avoir surmonté, pensaient-ils, leurs interrogations, leurs doutes, leurs rancœurs et leurs peurs, refermer la lourde parenthèse de sang et d’horreurs et frayer de nouvelles voies d’avenir.
Pour l’avoir longtemps attendue, cette option s’impose en cette année électorale 2020. Un moment important de la vie de la nation et la promesse d’un avenir de stabilité, de progrès économiques et de paix durable. Des perspectives heureuses que ne laisse pourtant pas augurer la situation délétère actuelle qui fait plutôt craindre la résurgence d’un passé de triste mémoire qui inscrirait, s’il advenait par malheur, nos politiques au nombre des acteurs de l’histoire douloureuse et tourmentée du continent. Un comble pour le pays que l’intelligence et la ténacité des pionniers ont placé, au lendemain de la seconde guerre mondiale, à l’avant-garde de la lutte émancipatrice du continent, un pays qui abrite des symboles forts dédiés à la paix et où ont été pensés deux instruments internationaux au service de la paix dans le monde : le Prix Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix et le concept de culture de la paix.
S’ils n’ont malheureusement pu servir de passerelles pour canaliser et arrêter les torrents de haines et de violences qu’a connus le pays, il faut œuvrer à ce que les valeurs qu’ils portent aident dans la gestion actuelle de la crise. En forçant les digues de protection, la guerre advenue, triste illustration des ambitions et des intolérances des uns et des autres, a montré la fragilité de la paix exposée à toutes les aventures et signé sa faillite là où elle était la moins attendue. Avec la fin de leurs certitudes, les milliers de morts, et l’ersatz de paix qu’ils vivent, les Ivoiriens s’emploient, à retrouver la paix qu’ils ont perdue.
La responsabilité des hommes politiques y est grande, eux dont les dissensions et la gestion partisane des problèmes de la cité nous valent la situation actuelle que pourrait aggraver une insidieuse et pernicieuse instrumentalisation du tribalisme et de la religion. Cette responsabilité est encore plus grande pour les autorités qui ont participé à l’importante décision prise lors du dernier Sommet de l’Union Africaine à Addis-Abeba de « Faire taire les armes » sur le continent et subséquemment chez nous.
La réconciliation et la recherche de la paix, offre à nos politiques l’occasion de s’inscrire dans la vision humaniste et courageuse de faiseurs de paix comme y invite Félix Houphouët-Boigny. « Je refuse pour mon pays, disait-il en effet, une politique qui mène au déchirement, à la guerre civil. Non je ne le ferai pas. » Ses successeurs, protagonistes de la crise et la classe politique peuvent, dans le cadre de la réconciliation et la paix,sacrifier au devoir de mémoire et de vérité en posant des actes significatifs comme demander pardon aux victimes, rendre hommage aux disparus, sortir avec courage de l’ambiguïté fut-il à ses dépens dès lors qu’il en va d’un avenir serein à construire. Une catharsis pour lever les blocages, tabous et autres interdits et figurer dans nos Annales et la mémoire collective comme ayant œuvré à la réconciliation, à l’unité et la paix.
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Preuve de l’intérêt qu’il y attachait pour en avoir fait un objectif politique majeur, l’insistance avec laquelle le président Félix Houphouët-Boigny y invitait les Ivoiriens : « Là où le cœur ne nous dit pas de nous unir, la raison nous fait une loi d’aller à l’unité ». Un message que devraient entendre tous les Ivoiriens et qu’ils veulent voir dans le vœu exprimé par le président Alassane Ouattara lors de l’inauguration à Paris en février dernier de la Bibliothèque Félix Houphouët-Boigny de l’Académie des Sciences d’Outre-mer. « Chaque jour, disait-il, je forme le vœu de répartir entre les Ivoiriens, leurs leaders y compris moi-même, la quintessence de la sagesse et de l’humanisme de Félix Houphouët-Boigny de sorte que nous puissions dire ensemble : plus jamais ça » ! Une référence à ce que fut la Côte d’ivoire, devenue une vaste nécropole avec ses milliers de morts, tués et disparus, des populations traumatisées avec ses blessés, handicapés, laissés-pour compte, ses prisonniers et ses exilés. Tous sacrifiés sur l’autel des ambitions dont les finalités altruistes apparaissent bien dérisoires au regard des souffrances nées de la guerre et de la société qu’elle a fini par nous installer.
Si le vœu présidentiel peut s’interpréter comme un appel à une union sacrée, ce que le président Félix Houphouët-Boigny a souventes fois fait, sa concrétisation passe, après la catharsis souhaitée, par une démarche qui devrait s’inspirer de la culture de la paix, dont il faut rappeler que la Côte d’Ivoire en est la matrice. Démarche idéale pour parvenir à cette harmonie sociale et politique que la démocratie et l’Etat de droit doivent, de leur côté, consolider et garantir, ses modalités font référence à des pratiques simples de bonne gouvernance qui font prévaloir dans les comportements individuels et collectifs « la tolérance sur la violence, la mesure sur la passion, la convivialité sur l’exclusion, la solidarité sur l’égoïsme, la fraternité sur l’animosité, l’amour sur la haine, la vérité sur le mensonge, le courage sur la peur, la paix sur la guerre ».
La culture de la paix dont la quintessence vient être rappelée, exclut la violence du débat politique qui aura la hauteur et la tenue attendues par le respect des valeurs démocratiques et républicaines, la sagesse dont feront montre les acteurs, la tolérance et le dialogue qu’ils sauront s’imposer pour gérer les tensions et vider leurs contentieux. Des évolutions qui seront appréciées des populations qui leur manifesteront attention, respect et reconnaissance. La confiance dont ils jouiront leur confèrera une autorité et une renommée non surfaites. Ces choses qui ne se décrètent, ne se revendiquent, ni ne s’improvisent, mais s’imposent d’elles-mêmes. Ainsi naissent les dirigeants historiques, des personnes douées de sagesse, d’intuition, de clairvoyance et d’une intelligence des situations que distingue leur aptitude à décider et à accomplir en sachant prendre en compte le seul jugement de l’histoire et non celui de l’éphémère présent. Des personnes surent le faire et être ainsi comptées au nombre de ces happy few !
Un espoir que devrait finalement concrétiser la tenue d’une présidentielle crédible et apaisée en octobre de 2020. Grande et patente illustration de cette heureuse évolution, elle confirmera plusieurs constantes chez les Ivoiriens : leur maturité, leur foi en l’avenir de leur pays et leur accessibilité aux valeurs de paix, mais aussi leur capacité d’endurance et de résistance. Une réalité à prendre en compte par les politiques car quand les hommes ne choisissent pas, les évènements le font à leur place, dit le Sage qui avertit, dans cette conjoncture, que les « victoires des armes et des prisons ne peuvent être qu’éphémères. Ne faisons donc pas de cette échéance un casus belli aux conséquences néfastes prévisibles au regard du passé et œuvrons à notre réconciliation. « Unis et réconciliés, nous tuerons à jamais la méfiance, la calomnie, la peur pour servir de tout notre cœur et de toute notre âme dans la confiance retrouvée les intérêts supérieurs de notre Côte d’Ivoire bien-aimée » disait le Père de la Nation.
D’après René-Pierre ANOUMA, Historien, Docteur d’Etat, février 2020